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Les cyberhéroïnes ou le règne des nouvelles déesses


Cette idée de ces héroïnes comme nouvelles déesses entre en complète contradiction avec la phrase d’Haraway ; celle-ci, en pensant que les cyborgs échapperont au règne de la représentation de la femme en tant que déesse, semble trouver ici un point de résistance. En réalité, si les héroïnes sont de simples mortelles dans le monde ’réaliste’, elles sont de véritables déesses dans la virtualité. Catherine, simple psychothérapeute, est déifiée aussi bien de façon négative dans le monde de Karl, que de façon positive dans le sien (apparaissent en Ange ou en Vierge Marie ’à la Pierre et Gilles’) ; à la base d’une nouvelle religion, Allegra Galler est mythifiée comme déesse du monde des jeux virtuels ("the world’s greatest game designer, the gamepad goddess herself"), opère dans un décor proche des églises et suscite les réactions fanatiques de spectateurs qui tombent à genoux devant elle – tout en gardant une valeur dichotomique puisqu’elle est aussi un démon que l’on veut abattre ("Death to the demoness, Allegra Galler") ; l’héroïne de The Matrix est insérée dans un fort rapport de symbolisation religieuse de par son nom, Trinity et est même flanquée d’autres figures mythiques, que ce soit Morpheus ou l’oracle.

La représentation du personnage féminin n’est pas l’unique élément à confirmer ce revirement vers une forme de mythification ; l’imaginaire visuel qui l’accompagne est primordial. Les films insistent sur un rapport ténu avec les éléments faisant de certaines cyberhéroïnes les descendantes directes de Gaïa, déesse-mère ou terre-mère des religions paléolithiques pré-symboliques (avant toute instauration du Dieu masculin) où règne l’idée d’un tout cosmique. Aki est associée à la terre, aux plantes, aux animaux, mais surtout à l’eau, élément récurrent dans ses rêves et dans la scène finale ; l’eau se retrouve également dans The Matrix où elle permet le passage de Néo dans la ’réalité’, d’abord sous forme d’onde, une sorte de liquide amiotique, puis lors du sauvetage de Morpheus. L’eau est également présente dans l’inconscient de Catherine lorsqu’elle accueille Karl en elle.

La matrice est également omniprésente au sein de ces films, à travers de nombreux éléments explicites ou implicites, comme elle l’est par ailleurs dans les films de science-fiction [1]. Résistant une nouvelle fois aux intentions de tabula rasa des théories cyberféministes, les deux tendances paradoxales de la matrice sont exploitées ; elle est à la fois le lieu de la reproduction, de la vie mais aussi de la destruction, du danger (la peur ancestrale de la vagina dentata, illustrée par le pistolet à dents d’eXistenZ) et de la mort. La représentation de la matrice peut se faire en tant que telle : la matrice de The Matrix qui se veut être une nouvelle forme de malédiction (Selon Morpheus, ’Aussi longtemps que la matrice existera, nous ne seront pas libres’), mais aussi la matrice géante de l’enfantement du monstre dans Alien IV ou de la bénéfique terre-mère, Gaïa, dans Final Fantasy. Mais elle peut également passer par le biais d’une imagerie variée ; le pod du jeu eXistenZ est une sorte de foetus relié par un cordon ombilical, Néo se voit pénétré par un mouchard dans le nombril, mouchard que Trinity élimine après une ’échographie’ et une évacuation par ce même nombril + le liquide amiotique dans lequel renaît Néo ; le vaisseau qui sauvera les rescapés des aliens s’appelle ’betty’ (alors que le vaisseau laissé aux aliens est le ’père’). Certains films proposent même une double symbolique ; d’un côté la tendance matricielle, et de l’autre, les représentations phalliques (dans Final Fantasy le magma salvateur s’oppose aux armes de guerres pointées sur la planète) opposées dans un affrontement entre Imaginaire/Symbolique.

La matrice apparaît enfin dans un rapport ténu avec l’héroïne, généralement associée à une forme de matriarcat, mais dénuée de tout ancrage sociologique. Ici, pas de maternité au sens restrictif du terme, mais un revirement vers une acception primitive, liée encore une fois à l’Imaginaire, au pré-Symbolique. Catherine est une sorte de mère universelle dans son rapport à Edward et à Karl ; il en va de même pour Trinity qui veille sur Néo comme sur son enfant, endossant le rôle de nourrice ou de protectrice (tout comme l’oracle) ; Allégra conçoit son jeu comme son bébé, Ellen Ripley est recréée uniquement grâce à sa capacité d’engendrer les monstres, affichant des pulsions et instincts maternels envers ceux-ci ; enfin, la maternité d’Aki permet de créer le dernier esprit bénéfique et de sauver l’univers.

Notes

[1] Cfr. Barbara Creed dans The Monstruous-Feminine. Pour Braidotti, la matrice c’est le monstrueux qui est ôté du corps féminin pour s’insérer dans des systèmes de reproduction alternatifs (clônage dans Boys from Brazil ; aliens dans Village of the Damned ; coquilles dans The Invasion of the Bodysnatchers ; des interactions monstrueuses entre femme et machine dans Demon Seed). Il était donc indispensable de sortir de cette imagerie matricielle et maternelle.


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