Tout comme les études féministes qui l’ont précédé, l’ensemble hétérogène des théories cyberféministes instaurées dans les années 90 s’intéresse aux nouvelles technologies comme un champ d’expérimentation dans l’articulation des représentations stéréotypées du masculin et du féminin. L’intérêt est double, trouvant un ancrage à la fois d’un point de vue théorique (analyses et critiques de la situation et des représentations qui y sont liées) et pratique (explorer le potentiel de changement sociétal que les nouvelles technologies impliquent).
Le point de vue théorique se focalise sur les nouvelles formes d’identité sexuelle et de corps (gender identity, body, culture and technology), ainsi que sur ce que l’on peut appeler la confusion des genres. Dans cette optique, deux textes essentiels se démarquent : Cyberfeminism with a Difference de Rosi Braidotti et Manifesto for Cyborgs de Donna Haraway. Tous deux s’articulent d’emblée sur l’espoir de reconsidérer les rôles et les identités sexuels qui régissent la société : le cyberespace est l’endroit où le sexe devient fluctuant (fluid) et où le corps est ’incarné’ (embodied). En fait, au-delà de la problématique féministe, le but est de mettre en péril les frontières existantes :
cyberfeminism is not about celebrating the feminine, but the breakdown and desintegration of contemporary gender boundaries.
Ces études s’inscrivent dans une lignée de recherches théoriques déjà mise en place sur la mise en péril de frontières identitaires élaborées par la patriarchie. Dans son livre Bodies that Matter : On the Discursive Limits of Sex (1993), Judith Butler s’interroge ainsi sur la question de l’identification postmoderne qui est multiple et contestataire. Pour elle la société prône des sujets entiers, cohérents qui excluent les autres positions par un jeu de frontières : on est soit homo ou hétérosexuel, une femme ou un homme. Un maintien est imposé par la société patriarcale et sa structurelle duelle, mais doit disparaître au profit d’une liberté subjective toujours retravaillée [1]. Ce genre de théorie trouve évidemment dans les nouvelles technologies un écho sensible, l’internaute pouvant en effet adopter l’identité qu’il désire (homme/femme/voix indéfinie, etc.) et jouer sur les frontières identitaires avec une facilité déconcertante.
Selon cette idée de destruction des délimitations, le texte de Rosi Braidotti vient se poser en borne incontournable [2]. Au cœur de son étude, la problématique du corps qui, dans l’ère technologique, ne serait plus biologique mais surface de codes sociaux et reconstitué ; elle définit ainsi les cyber-bodies ou encore les post-human bodies, des corps artificiellement reconstitués [3]. Elle introduit également une réflexion sur l’incarnation (embodiment) et les corps multiples (ou sets of embodied positions) précisant que nous sommes des sujets situés, capables de performing sets of (inter)actions which are discontinuous in space and time. Elle souligne également le paradoxe de la disparition et la surexposition simultanée des post-human bodies [4]. Ceux-ci seraient ainsi les corps idéaux, débarrassés de leur ancrage dans une structure bipolaire patriarcale et sociétale de jeux de rôles, mais aussi une tentative délibérée de parvenir à la perfection qui est vue comme un complément à l’évolution [5].
On retrouve les mêmes thèmes dans le texte d’Haraway. Très militantiste, Haraway articule ses idées non seulement autour de la confusion des genres, mais aussi de la destruction des bases connues. Dans sa perspective, c’est, de façon plus précisément technologique, le cyborg qui représente l’espoir d’une nouvelle forme d’identité :
What cyborgs will be is a radical question ; the answers are a matter of survival.
Un cyborg est a cybernetic organism, a hybrid of machine and organism, a creature of social reality as well as a creature of fiction. Dans la science fiction, ces créatures ressemblent à des êtres humains, se comportent et agissent comme tels, mais contrairement à eux, ils sont constitués d’ordinateurs et de liens électroniques. Notons que pour Haraway, la définition ne s’arrête pas là, les cyborgs n’étant pas l’apanage que de la littérature ou au cinéma ; de façon extrême, nous sommes tous des cyborgs, ’prolongés’ physiquement par des machines (ordinateurs, écrans, fax, etc.) et ayant parfois même physiquement intégré certaines technologiques (pace-maker, reins artificiels, etc.).
L’intérêt qu’Haraway porte à ces cyborgs se justifie par plusieurs éléments, notamment le fait qu’ils apparaissent dans un post-gendered world, isolés de toutes les angoisses humaines (bisexualité, symbiose pré-oedipale, volonté d’être un tout par rapport au cosmos, etc.). La question essentielle reste celle de la frontière, Haraway cherchant une alternative au sujet unifié et cohérent. La société occidentale est basée sur une série d’oppositions binaires entre le soi et les autres : mind/body, culture/nature, male/female, civilized/primitive, reality/appearance, whole/part, agent/resource, maker/made, active/passive, right/wrong, truth/illusion, total/partial, God/man ; les cyborgs rendent ces délimitations confuses, laissant la place à une subjectivité multiple, sans frontière claire, défiant le dualisme imposé par la société capitaliste et patriarcale. Ils tentent donc, en cassant les frontières entre l’organique et la machine, de nous proposer un pleasure in the confusion of boundaries.
Mais, comme chez Braidotti, il subsiste une crainte, le cyborg ayant été engendré par le militarisme et le capitalisme patriarcal, et risque de répondre aux mêmes stéréotypes d’identité sexuelle. Malgré tout, il est pour Haraway un enfant ‘illégitime’ qui présente donc des espoirs. Sa conclusion est claire : Cyborg imagery can suggest a way out of the maze of dualisms in which we have explained our bodies and our tools to ourselves (...). It means both building and destroying machines, identities, categories, relationships, space stories. Though both are based in the spiral dance, I would rather be a cyborg than a goddess.
Retenons donc l’idée de cyborg et de post-human bodies, mais peut-être essentiellement la dernière affirmation de Haraway (I would rather be a cyborg than a goddess) et sa question (savoir si sa création va permettre la disparition de la patriarchie). Celle-ci, puisqu’elle touche toutes les formes de représentations, concerne naturellement le champ cinématographique où fleurissent de nouvelles figures : les cyber-héroïnes. Lara Croft –Tomb Raider, The Matrix, eXistenZ, The Cell, Avalon, Resident Evil et de plus récents exemples encore, tels que Lara Croft-Tomb Raider II, ainsi que Terminator III, misent tous sur cette nouvelle forme de personnage féminin. Mais la question se pose : la présence des cyberhéroïnes peut-elle changer les représentations féminines archétypales jusqu’à présent régies par les lois d’un imaginaire presque exclusivement masculin ? Ces héroïnes virtuelles sont-elles véritablement l’incarnation des espoirs décrits par Braidotti ou Haraway ?
[1] Notons que de tels travaux trouvent un écho dans ceux de Gilles Deleuze/Felix Guattari, Anti-Œdipe : capitalism and schizophrenia (1983), livre dans lequel les auteurs définissent la subjectivité moderne à travers le modèle du rhizome. Pour eux, le modèle schizophrénique est plus adapté au sujet post-moderne que le modèle de l’ego unifié. Ils décrivent un effondrement de la frontière entre soi et les autres, qui rend les oppositions comme homme/nature non pertinentes, et prennent le modèle du rhizome pour représenter la multiplicité du sujet post-moderne.
[2] Étudiante en philosophie à l’Université de Canberra (Australie) et à la Sorbonne à Paris, assistante de 1984 à 1987 à la Columbia University Programs de Paris, Braidotti a ensuite été professeur depuis 1988 au Département des Women’s Studies des Arts à l’Université d’Utrecht & directeur du programme ERASMUS "Noise".
[3] Notons qu’elle n’inclût pas uniquement ici les corps technologiques, mais aussi ceux soumis à la mascarade ou au travestissement, dans l’idée d’une certaine ironie, d’une distanciation possible par rapport à son propre corps
[4] Notons ici que pour Braidotti, l’idée de post-human bodies joue beaucoup sur la perception corporelle qui privilégie la vision sur les autres sens (toucher et audition).
[5] Les propos de Braidotti sont empreints d’un paradoxe. Ils sont à la fois lucides quand elle précise que, dans les thématiques de science-fiction, the post-human predicament implies a blurring of gender boundaries qui ne se fait pas toujours à l’avantage des femmes. Mais elle affiche également un emportement radical vis-à-vis de ce post-human body qui doit nous sauver des représentations passées :
We do need to say farewell to that second sex, that eternal feminine which stuck to our skins like toxic material, burning into our bone-marrow, eating away at our substance.