Au niveau de la composition de l’image, le personnage de Trinity est présenté dans la première séquence du Matrix I comme l’héroïne du récit ; elle est l’objet de toutes les focalisations visuelles et de l’attention du spectateur. Selon un principe de représentation hollywoodien qui tient de la logique du retardement, elle ‘apparaît’ d’abord en tant que voix, puis de dos, puis comme un œil en très gros plan
Gros plan
Le gros plan isole une partie du corps comme la tête ou les mains.
, enfin, de face en avant-plan. Elle est au centre de l’éclairage des torches des policiers et son visage est éclairé par l’écran d’ordinateur.
Tout le principe de la séquence sera articulé sur la façon de montrer la force de Trinity et sa supériorité vis-à-vis des autres personnages, mais aussi le renversement des rapports d’autorité. Ainsi, dans la séquence "d’arrestation", ce renversement est établi dans la succession des plans.
D’abord un plan américain du policier en avant-plan qui sort les menottes, et Trinity de dos en arrière-plan, les mains sur la nuque (plan traditionnel de l’imposition de la puissance des forces de l’ordre, à la fois au travers du geste mais aussi de la position dans le cadre des deux personnages).
Dans le contre-champ
Contrechamp
Retournement à 180° du cadre, qui révèle le point de vue complémentaire du champ.
, un changement d’échelle de plan
Plans (échelle des)
Du cadrage le plus serré jusqu’au plus large, les variations dans la relation regard/objet, dans la distance entre le regard de la caméra et l’objet filmé, permettent de gérer l’identification et de souligner ou non des indices narratifs/esthétiques.
– un gros plan sur l’œil, avec le policier qui n’apparaît plus qu’en arrière-plan (prise de pouvoir symbolique par Trinity sur le policier, qui annonce la suite de la séquence).
Changements de plans très rapides (augmentation du rythme du montage
Montage
Techniquement, consiste à coller les plans filmés et les éléments de la bande sonore à la suite les uns des autres, dans l’ordre déterminé par le réalisateur en accord avec le monteur.
) avec changements d’échelle de plans (pour dynamiser le montage) dans lesquels Trinity se retourne, attrape le bras du policier, le frappe, etc.
Jeu sur le contraste avec, au milieu du montage rapide, l’insertion d’un ralenti, le ‘bullet time’ qui nous montre Trinity en lévitation, ce qui permet d’accentuer son rapport de force, sa supériorité, vis-à-vis du policier puisqu’elle le "surplombe" et est montrée en entier en tant que corps ‘flottant’. Le côté extraordinaire du geste est souligné par le ralentissement du défilement temporel lors de l’élévation mais la puissance de la frappe est quant à elle renforcée par un retour à une accélération du défilement des plans dans le montage.
Si l’on peut ainsi croire à la supériorité des forces de l’ordre sur Trinity, l’articulation du montage et des cadrages nous prouvent qu’il n’en est rien. La force symbolique du policier (autorité par le port de l’uniforme et par l’arme) est ainsi renversée par la prise de pouvoir du personnage féminin.
La valeur symbolique des armes à feu qui sont associées à Trinity existe déjà dans la première séquence ; elle est renforcée tout au long du film, notamment par des plans jouant sur la profondeur de champ
dans lesquels la représentation de l’arme est très fortement accentuée. A noter, l’aspect ‘déformé’ dû à la courte focale et qui souligne la puissance de l’arme et sa symbolique masculine.
Ce prologue est intéressant puisqu’il met en place un personnage féminin principal, pratiquement ‘mythifié’ de par ses pouvoirs surnaturels et son échappée vis-à-vis des forces de police. Mais le développement narratif vient contredire cet établissement initial puisque la séquence qui suit introduit le véritable héros de l’histoire – Néo. Toute l’idée de personnage principal devra donc être reconsidérée vis-à-vis de la suite de l’action. Trinity sera dès lors perçue comme un personnage secondaire, dont la fonction est d’aider Néo à savoir s’il est l’Elu, voire même à la sauver de la mort (l’idée de sacrifice sera mise en place dans le troisième volet de la trilogie).
Le poids du personnage et sa fonction au sein de la narration seront par ailleurs complètement retravaillé dès la première séquence du Matrix Reloaded qui présente la même forme de course-poursuite entre les agents et Trinity mais qui s’achève par la mort du personnage féminin, action qui se révèle être un rêve de Néo (qui s’impose dès lors, par le rêve prémonitoire et la gestion de la vision, comme le détenteur de la force symbolique du récit, reléguant Trinity au rôle d’objet du destin et de la représentation visuelle).
Au niveau du genre, nous sommes à la fois dans une logique de suspense narratif (avec la poursuite, les voix énigmatiques, etc.) mais aussi et surtout dans la représentation d’un univers de film de science-fiction qui dépend de la création visuelle et thématique d’un monde en soi, qui tient sur toute une série de conventions visuelles et narratives, ce qui rend certaines actions (par exemple voler) et le dernier plan de la séquence (la ‘disparition’ du personnage par le téléphone) ‘vraisemblables’.
Au niveau de la construction narrative de l’ensemble du récit, de nombreuses références articulent aussi bien les personnages d’un point de vue particulier, que le récit dans son ensemble. Ainsi, The Matrix I repose sur un ensemble de réseaux référentiels, qui s’articulent au travers des noms des personnages (Morpheus pour Morphée ; Niobé ; Perséphone, etc.) (cfr textes de référence sur Morphée, Niobe, Perséphone, etc.) qui déclenchent l’imagination du spectateur (cfr texte de Jean-Pierre Vernant), que d’indices visuels ou textuels (la mention du ‘lapin blanc’ qui renvoie directement au livre de Lewis Carroll, Alice au pays des Merveilles – référence que le film utilise systématiquement au fil de nombreuses séquences, notamment lors du passage ‘au-delà du miroir’ de Néo) (cfr texte de Lewis Carroll).
Toujours au niveau des réseaux de références, le personnage de Trinity est construit selon une triple articulation. Dans la première séquence du film, elle est bien entendu l’image type de l’héroïne de films d’action en prenant en charge l’avancée narrative et en affichant un pouvoir symbolique très fort. Mais elle relève aussi d’éléments plus complexes. D’un côté, elle est un personnage qui relaie un certain nombre de références à l’imagerie mariale (en dehors de la matrice, elle nourrit l’équipage, leur sert de figure maternelle ; plus tard, voire dans les autres épisodes de la trilogie, elle sera capable de se sacrifier pour Néo, voire, pour le bien des humains ‘réveillés’). Mais il faut encore rajouter une dimension quasi mythique au personnage qui affiche des liens avec des représentations de déesses archaïques. Ainsi, son association systématique avec la ‘matrice’, qui est omniprésente, littéralement et symboliquement, et s’articule selon deux tendances paradoxales qu’elle peut incarner ; la matrice est à la fois le lieu de la reproduction, de la positivité, de la vie mais aussi de la destruction, du danger et de la mort. La représentation de la matrice peut se faire en tant que telle : la matrice de The Matrix qui se veut être une nouvelle forme de malédiction (selon les termes de Morpheus, ‘Aussi longtemps que la matrice existera, nous ne seront pas libres’). Mais elle peut également passer par le biais d’une imagerie variée ; Néo se voit pénétré par un mouchard dans le nombril, mouchard que Trinity élimine après une ‘échographie’ et une évacuation par ce même nombril + le liquide amniotique dans lequel renaît Néo ; le vaisseau qui sauvera les rescapés des aliens s’appelle ‘betty’ (alors que le vaisseau laissé aux aliens est le ‘père’) (cfr article sur les cyberhéroïnes).
Le film joue également avec une revisitation des contes. Une des références du premier volet de la trilogie, dans la séquence où Néo, touché par une balle de l’agent Smith meurt dans les bras de Trinity, est celle de la Belle au bois dormant
. Dans l’adaptation de Walt Disney, le prince charmant embrasse la Belle pour la délivrer de son sommeil ; dans The Matrix, les frères Warshowski décident d’inverser les rôles. Ainsi, c’est Trinity qui, par un baiser donné à Néo, va réveiller ce dernier de sa mort temporaire et lui permettre de gagner son combat dans le monde virtuel face aux agents spéciaux.