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Le pouvoir sans le pouvoir : le point de vue scénaristique


Force est de constater que l’imagerie véhiculée par la représentation de ces héroïnes dépend à la fois de formes archaïques et de résistances permettant d’engendrer des créatures mythiques. Qu’en est-il à présent de l’insertion de ces figures dans des structures narratives ? Ces dernières permettent-elles encore aux promesses de mythification d’être viables ?

Une des indéniables sources de satisfaction lors de la vision de ces films en tant que spectatrice est d’abord le positionnement de la cyberhéroïne au centre de la narration cinématographique et sa prise de pouvoir sur les événements. Si j’ai souligné un glissement de l’héroïne robotisée du rôle négatif au positif, il faut maintenant souligner le passage du rôle passif du personnage féminin dans bon nombre de genres (western, une grande partie des mélodrames, etc.) à un rôle actif au sein de la narration. On rencontre ici cette confusion, cette hybridation tant espérée entre la représentation visuelle (dépendante d’un plaisir scopophilique) et le pouvoir narratif jusqu’ici essentiellement masculin (en y incluant les avatars symboliques). L’héroïne n’est donc plus uniquement la représentante de la rupture narrative par sa représentation iconique, elle est à la source même de l’avancée narrative. Cette prise de pouvoir fonctionne à plusieurs niveaux.

Au niveau des faits, les cyberhéroïnes, tout comme les héros masculins, s’inscrivent comme des générateurs d’action, affichant d’emblée des pouvoirs incroyables aussi bien physiquement qu’intellectuellement. Toutes démontrent des capacités, mais aussi une connaissance hors du commun. Dans The Cell, Catherine pratique la thérapie à l’intérieur du cerveau de l’enfant ; dans eXistenz, Allegra initie les spectateurs à son nouveau jeu puisqu’elle est la seule à détenir toutes les clefs d’une œuvre qu’elle a créée ; dans The Matrix, Trinity affiche une sorte de connaissance omnisciente des faits et gestes de Néo lorsqu’elle le rencontre ; dans Alien IV, Ripley sait que son enfant est une ’reine’ qui va mettre bas et que les hommes du vaisseau seront tués. Cet excès dans les actes complète parfaitement celui qu’elles affichent du point de vue de la représentation visuelle. Elles permettent également à l’action d’évoluer, de se développer (Allegra initie la fuite et le passage dans le monde cyber ; Catherine permet de faire avancer l’enquête ; Trinity amène Néo à Morpheus ; Aki s’interroge "will I be in time to save the earth ?" lorsqu’elle cherche et trouve, envers et contre tous, les esprit bénéfiques qui sauveront la planète).

Cette prise de pouvoir des faits s’accompagne souvent de plusieurs formes de prises de pouvoir symboliques. On assiste souvent à l’inversion des rôles sexuels habituellement desservis entre personnages masculins/féminins. L’exemple le plus ironique est sans aucun doute celui d’eXistenZ où Allegra organise sa fuite et celle de Ted Pikul, son ’garde du corps’ aussi faible qu’une femme stéréotypée ("I feel really vulnerable"), mais force également leur rapport de couple en le persuadant de se faire mettre un porteur et en le ’pénétrant’. La surabondance de symboles phalliques, principalement les armes à feu joue sur également une lisibilité totale de cette prise de pouvoir symbolique. La prise en charge du langage (voir l’utilisation de la voix off dans Final Fantasy où Aki nous explique sa mission et ses angoisses et de l’ouverture d’Alien IV où Ripley est défini comme un être omniscient qui détient parole et connaissance en affirmant que "My Mummy always said that there are no monsters, no real one – but there are") et celle du regard (voir le truchement par le plan de l’œil dans The Matrix, ou de l’extension de l’œil d’Aki par l’appareil pour détecter les fantômes et les âmes) jouent sur d’autres niveaux et sont souvent accompagnées d’une capacité à pénétrer dans l’esprit de l’héroïne et représenter son univers interne, son inconscient (c’est très clair dans le cas de The Cell où l’on suit l’évolution de Catherine dans l’inconscient de ses patients, puis dans le sien ; dans Final Fantasy où l’on assiste aux rêves d’Aki).

Tout le récit semble donc s’articuler sur cette nouvelle prise de pouvoir féminine. Pourtant, ce postulat se révèle être un argument fissurable ; en regardant plus attentivement les films, une forme de supercherie nous saute aux yeux. La plupart des héroïnes sont flanquées d’un héros masculin qui les aide et partage, parfois même à parts égales, le centre de la narration. Mais l’exemple le plus cruel est sans aucun doute celui de The Matrix où la première scène induit le spectateur en erreur – Trinity n’est pas le personnage principal, malgré la poursuite époustouflante, mais bien un des adjuvants de Néo.

En réalité, les cyberhéroïnes, tout comme les héros masculins, subissent, pendant le cours de l’action un affaiblissement qui les fait régresser de l’actif au passif. A ce stade, cet affaiblissement tient plus du ressort narratif que du sexe du personnage. Allegra est poursuivie par ses ennemis, mais aussi mise en position de faiblesse à l’intérieur de son propre jeu lorsque Ted Pikul se révèle être infecté, puis lorsqu’elle est elle-même infectée ; Trinity (Matrix) est neutralisée lorsqu’elle se retrouve coincée avec Néo dans le monde virtuel de la matrice ; Catherine devient l’esclave de Karl lorsqu’elle ne parvient plus à faire la différence entre son inconscient et le réel ; Aki reçoit une balle et doit être opérée, mais elle est aussi affaiblie symboliquement lorsque le méchant s’empare de ses rêves. Dans une parfaite logique narrative, les héroïnes doivent être sauvées de cet affaiblissement. Ce sont les personnages masculins qui assument leur sauvetage ; Pikul parvient à faire sortir Allegra de son jeu, un des membres de l’équipage ramène Trinity et Néo dans le vaisseau, Novak s’insère dans l’inconscient de Karl et se fait torturer pour faire revenir Catherine à la raison, le commandant accompagne Aki dans son esprit pendant l’opération pour qu’elle réussisse.

L’autre part de logique narrative qui devrait s’enclencher après le sauvetage est le retour de l’héroïne aux commandes de l’avancée narrative et de sa résolution. Pourtant, si leur présence joue un rôle évident dans la résolution, le tout s’accompagne, une fois encore d’une contradiction. Il y a comme une impossibilité de confier jusqu’au bout et dans toute sa complexité l’exécution complète de la résolution au personnage féminin. Catherine ’partage’ son sauvetage avec Novak, dans une dichotomie parfaitement archaïque (Novak sauve effectivement Julia, pendant que Catherine ’sauve’ l’âme de Karl en le noyant) ; même si elle n’assume pas le rôle principal, Trinity dans The Matrix, se voit reléguée aux personnages secondaires avant de sauver Néo dans une reprise inversée de la Belle au Bois Dormant ; dans eXistenZ, Allegra gagne le jeu, mais est ’repositionnée’ dans le cercle des autres joueurs ; dans Final Fantasy, Aki parvient à sauver la terre, mais uniquement par le biais du sacrifice du commandant qui sert de lien pour que les forces convergent. Parmi tous ces exemples, seule Ellen Ripley parvient à ’évacuer’ le dernier alien du vaisseau sans aide.

Encore une fois, contrairement aux épopées grandioses des héros masculins, les films où apparaissent les cyberhéroïnes semblent entachés d’une plus forte complexité, d’un autre rapport aux choses et aux êtres. Le triomphe final annoncé ne l’est pas entièrement, entaché d’une forme d’amertume. Dans Final Fantasy, le dernier plan montre Aki pleurant sur le corps de son aimé qui s’est sacrifié pour sauver le monde ; dans The Cell, Catherine sauve Edward après avoir tué l’enfant Karl pour sauver son âme ; dans eXistenZ, Allegra s’unit à Ted pour revendiquer l’exécution des manipulateurs. Enfin, dans Alien IV, Ellen Ripley & Call admirent la terre, tout en sachant pertinemment qu’elles y sont des étrangères ("I’m a stranger her myself").


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