Contrairement à ce que Haraway ou Braidotti pouvaient espérer, la cyberhéroïne dépend de représentations mythiques ancestrales, s’inscrivant dans une lignée de stéréotypes littéraires et visuels qui tiennent plus de Villers de l’Isle-Adam et Jules Verne que de William Gibson. Véritable objet de ‘recyclage’ malgré des spécificités liées au domaine cybernétique, elle se doit d’être intégrée, de façon syncrétique, comme une variante dans une lignée de constructions visuelles et narratives préexistantes déjà assimilées par l’inconscient collectif de notre société. [1]
Plusieurs chemins s’offrent à nous pour constater les sources, tisser les liens entre les représentations actuelles et les origines d’une telle figure. Au-delà de celle qui, dans des associations purement esthétiques, unifie l’imagerie féminine et celle de la machine, notre intérêt se porte avant tout l’héroïne cyber comme construction. Les racines de certaines représentations actuelles (que ce soit dans Thomas est amoureux ou SimOne) renvoient au-delà de la simple imagerie femme-robot ; elles s’ancrent d’abord dans un mode de pensée profondément misogyne qui s’est exprimé à la fin du 19ème siècle. Etrangement, ce n’est plus au sein de la représentation visuelle que se situe le lien, mais bien de la littérature. Hadaly dans L’Eve future (Villier de l’Isle-Adam, 1900), et La Stilla dans Le château des carpates (Jules Verne, 1899) offrent toutes les caractéristiques d’une première version de l’héroïne cyber. Reconstituées grâce à des ‘trucs’ proches des représentations cinématographique (essentiellement des hologrammes ou des robots mus par la fée électricité), ces mechanical brides sont des doubles vérisimilaires des modèles existants qui sont soit imparfaits (Hadaly), soit morts (La Stilla).
Ce qui frappe, au-delà des trucs mis en place pour créer ces premiers êtres virtuels qui rappèlent sensiblement les mécanismes cinématographiques, est la motivation qui pousse leurs créateurs ; elles tendent à incarner des représentations ‘parfaites’, perfection formatée par les idéaux masculins de l’époque, à savoir les fantasmes d’un imaginaire masculin et misogyne se représentant la femme comme un être plastiquement irréprochable, profondément dévoué à son service, d’une abnégation totale et salvatrice. La version ‘émancipée’ de la prostituée Clara du film de Pierre-Paul Renders ne doit pas nous leurrer : sa conception dépend uniquement du plaisir masculin. L’utilisation de la caméra subjective permet de conforter cette idée et renvoie aux débats provoqués par les textes de Mulvey sur l’élaboration de rapports voyeuristes ou fétichistes. [2]
Enfin, les représentations cybernétiques originelles renforcent des schémas archaïques d’opposition bien/mal. Cette hypothèse trouve son plus parfait exemple dans le film de Fritz Lang, Metropolis (1926). Le film fait plus encore que de présenter une image archétypale de la femme cyber (le plan de Maria pendant le transfert ou le robot lui-même) et de voir la fausse Maria comme une construction, non plus, cette fois, du plaisir masculin, mais de sa volonté de pouvoir et de manipulation. [3] Lang présente les deux faces d’un même visage ; d’un côté, le douce et vertueuse Maria, associée par son nom à la Vierge, et à l’image aux enfants et à la juste lutte des ouvriers, de l’autre, la fausse Maria, le robot programmé pour détourner les effets de la première et qui affiche une hystérie maléfique. Le cinéma a, dans un premier temps, recyclé l’aspect maléfique de ces figures robotisées ou virtuelles, comme c’est le cas des réplicantes de Blade Runner, clônes des femmes fatales des années 50 au niveau de leur utilisation scénaristique. L’intérêt des cyberhéroïnes actuelles est qu’elles échappent à cet emploi et qu’elles voient le regroupement du bien et du mal en un seul et unique personnage affichant une toute nouvelle complexité. Ainsi, dans The Cell, Catherine doit noyer Karl pour sauver son âme ; dans Final Fantasy, Aki est à la fois le médecin salvateur, mais aussi porteuse de la mort puisque l’esprit malin germe en elle (d’où le titre, "the spirits within") ; même Lara Croft renouvelle la représentation de la jeune fille et de la mort en portant à son ceinturon une tête de mort ; enfin, exemple ultime, Ellen Ripley est à la fois la jeune fille et la mort puisqu’elle a été reconstituée à partir du code génétique de son ancêtre dévorée par les flammes dans l’épisode précédant (d’où le dialogue suivant : "What did you do ?" "I died").
Plus encore que de créer une double figure, Métropolis permet d’introduire la valeur mythique de la créature artificielle et virtuelle. Dans cette scène où le fils imagine la fausse Maria en train de danser, le rendu mythique est parfaitement articulé. La mise-en-scène de cette danse païenne, les plans, l’angle de vue, le halo lumineux entourant la fausse Maria, tout permet de concevoir cette dernière non plus comme un robot, mais bien comme une déesse adulée par les hommes fascinés.
[1] On s’oppose déjà ici à des tendances dures du cyberféminisme, comme celle incarnée par Rosi Braidotti, qui considèrent que l’on doit brûler toutes les représentations préexistantes des femmes pour en créer de nouvelles qui ne répondront plus à des schémas dépendant de la subjectivité masculine.
[2] Notons ici l’évolution de ces représentations, de femmes relativement asexuées (dans Blade Runner ou même Sigourney Weaver dans Alien) à des femmes présentant un excès de féminité (les courbes de Jessica Rabbit, Clara, et bien évidemment Lara Croft), ce qui montre peut-être le passage d’une représentation tenant plus du danger féminin dans les premiers cas et plus du plaisir scopophilique (même si il y danger) dans les derniers.
[3] Fredersen s’en sert pour dérouter les ouvriers et contrer le message initial de Maria, comme le rend cet intertitre adressé à Rotwang, le créateur : "Make your robot in the likeness of that girl. I will send the robot down to the workers, to sow discord among them and destroy their confidence in Maria".